Disparitions

Hommage à Jean-Yves Guiomar

Par Marie-Thérèse Lorain


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L’originalité de Jean-Yves Guiomar fut de mener deux vies, dans la recherche et dans l’édition, et de creuser ensemble deux champs : l’histoire de la Révolution française et celle de la Bretagne. Fabricant et chercheur, constamment voué au travail, il suivit une formation longue et difficile. Étudiant pauvre, il fut maître d’internat aux lycées de Quimper, Landerneau et Saint-Brieuc, travail ingrat s’il en fut, tout en suivant des études universitaires à Rennes, puis à Caen et enfin à la Sorbonne. Il y passa son DES, consacré à une « Étude des relations entre les mouvements régionalistes, fédéralistes, autonomistes de 1919 à 1939 » (dir. Jacques Droz, 1968), qui fit l’objet d’une publication au Mouvement social (1970/1).

Le moment était décisif : il opta pour la recherche et le monde des livres, refusant la voie des concours et de l’;enseignement. Sur sa lancée, il travailla pour le Dictionnaire du Mouvement Ouvrier et, surtout, publia un choix de lettres d’Émile Masson échangées avec Charles Péguy, Pierre Monatte ou Romain Rolland (Les Bretons et le socialisme, Maspero, 1972). Il publia aussi ses premiers articles dans La Taupe Bretonne.

Le tout avait pris dix ans, ce qui est bien long pour un cursus universitaire, mais s’achevait sur plusieurs publications. Il était déjà le travail fait homme, un travail créatif au service des livres d’autrui et des siens. Mais sa vie prit définitivement tournure à partir de 1973 : il entra alors dans l’édition, comme chef de fabrication à Champ Libre, pendant deux ans, puis aux Presses de la Renaissance, dix-huit ans, chez Belfond, quatre ans, et enfin chez Pygmalion, durant trois ans. Il s’agissait de tous les travaux qui amènent un livre des mains de son auteur à la devanture des libraires et aux mains des lecteurs. Au sein d’une équipe, le travail nécessitait beaucoup de contacts, entraînait de lourdes responsabilités. Il y voyait les règles fondamentales du travail en entreprise…

Ce travail le satisfaisait pleinement, et décuplait sa passion intellectuelle. Sa seconde vie, celle de l’histoire, trouvait place au moment laissé libre par la première, les samedis et les soirs entre 18 et 20 heures, de la fermeture du bureau à la fermeture de la Bibliothèque nationale Richelieu ; ces moments étaient suivis de rédaction nocturne. Il en résulta L’idéologie nationale. Nation, représentation, propriété (Champ Libre, 1974), et un article sur Hérault de Séchelles (Cahiers du futur, n°2) ; pour ce livre, la bibliographie était considérable, incitant le lecteur à aller plus loin tout en faisant connaître les auteurs consultés. Ces thèmes
furent repris tout au long de son œuvre : il publiait en 1990 La nation entre l’histoire et la raison, et il revint à L’Idéologie nationale en 2009.

Les années suivantes furent remplies par des articles divers, et par l’engagement dans une thèse, en 1979. Pour cerner son sujet, Jean-Yves Guiomar dépouilla les volumes publiés par huit sociétés savantes bretonnes pendant quatre-vingts ans. Puis il chercha un directeur de thèse : Michel Denis, à Rennes-2, accepta son sujet d’historiographie consacré aux historiens bretons au XIX e siècle. Il rassembla cinq cents érudits ou historiens, concentra son attention sur une trentaine, dont il précisa la personnalité, l’œuvre et l’influence. Leurs publications ne suffisant pas, il visita maints dépôts d’archives, départementales, nationales, privées, allant jusqu’à celles des Assomptionnistes à Rome. La thèse fut soutenue à Rennes-2
en 1986 et publiée l’année suivante par la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne (Le Bretonisme). Cet ouvrage est en voie de réédition par la même Société. Ces années-là furent pour lui, ce que Georges Duby appelait « le plaisir de l’historien ».

Il enchaîna en 1993 par la publication de la Correspondance de Guillaume Lejean avec Charles Alexandre, convaincu, comme le professeur Louis Le Guillou, que les lettres sont une des sources les plus importantes de la connaissance d’une époque. Ces 443 lettres laissent apercevoir la vie sociale des milieux morlaisiens ou parisiens, dans sa richesse et sa diversité. Elles contiennent aussi tout un pan de la géographie française. Guillaume Lejean, qui figurait dans la thèse comme jeune historien républicain, devenait dans les lettres un voyageur-cartographe à travers trois continents, un des premiers à faire du terrain. Présenté au séminaire de Daniel Nordman et Marie-Vic Ozouf Marignier, à l’EHESS, Lejean est reconnu maintenant comme géographe.

A la même époque, le Bicentenaire de la Révolution suscita chez Jean-Yves Guiomar des contributions aux colloques de Brest (septembre 1988), de Saint-Brieuc (octobre 1990) , de l’ENS de Saint-Cloud (septembre 1991) ou de Rouen (1992) ; il lui inspira aussi nombre d’articles, une quinzaine en dix ans qui se complètent, creusant inlassablement son sillon, avec une pugnacité qui faisait partie de sa méthode de travail. Il acquit une réputation et Pierre Nora lui confia le « Tableau de la géographie de la France de Vidal de la Blache » dans Les lieux de mémoire II, La nation, 1986, puis « Le Barzaz-Breiz de Théodore Hersart de La Villemarqué » dans Les lieux de mémoire, III, Les France, en 1992.

Entre 1997 et 2000, deux sujets le remplissent d’enthousiasme, « la grande nation » (sans majuscules) et la carte de Rigas. D’abord « Histoire et signification de ‘la grande nation’, août 1797-automne 1799 : problèmes d’interprétation », suivi de « La grande nation, est-ce encore la nation ? » , articles typiques de la méthode qui le portait à voir les faits dans leur ensemble, tout en gardant un style limpide. Sur trois mots lancés par un chef mainote, venu du Magne (Sud du Péloponnèse), demander l’aide de la France contre les Turcs, il écrit vingt pages montrant que ces mots ravissent Bonaparte, qui s’en voit le fondateur par sa campagne d’Italie et par les Républiques-sœurs. Le Directoire suit, le mot est à la mode pendant deux ans puis disparaît quand Bonaparte renonce à l’Orient.

Autre bicentenaire, celui de l’exécution de Rigas, à Vienne en 1798. Jean-Yves Guiomar fut fasciné par la carte laissée par celui-ci, monument de 2 m² (12 feuilles de 68,5 x 50 cm) conservé aux Cartes et Plans de la BnF. La lire en grec, la décrire, l’interpréter, en trouver les sources fut un rude travail, mais c’était voir un sentiment national s’exprimer à travers un document inhabituel. Il en résulta une communication à l’EHESS, puis au colloque de l’UNESCO (1998) et un article dans les AHRF (2000/1). L’an 2000 vint modifier sa vie.

Une retraite sans joie, moins heureuse pour l’homme, mais toujours fructueuse pour l’œuvre. L’histoire prit toute son existence. Il écrivit
L’Invention de la guerre totale XVIII e -XIX e siècle (éd. le Félin, 2004), livre sévère et audacieux, qui analysait la déclaration de guerre de 1792 par la France au roi de Bohème et de Hongrie comme portant en germe les relations franco-allemandes, marquées par les guerres désastreuses de 1870 et 1914 ; le livre fut prolongé par des interventions lors de colloques.
Un deuxième livre courageux fut l’édition « corrigée » de son ouvrage de jeunesse, l’Idéologie nationale (Les Perseides, 2009). Jean-Yves Guiomar insiste : ce n’est pas une réédition. Des pages sont tranchées, quarante sont ajoutées, le sous-titre est modifié (« Nation, représentation politique et territorialité ») et tire le livre vers l’actualité la plus brûlante. Enfin il rassembla pour le Centre de Recherche bretonne et celtique de Brest un recueil de 17 de ses articles, Peuple, région, nation, en 2015. Il aurait aimé continuer cette
sélection.

Il trouva dans toutes ces recherches de quoi nourrir sa passion du travail mais aussi « la solitude des écrivains ». Conjuguer avec acharnement les métiers de chercheur et d’écrivain pendant dix-sept ans lui fut plus difficile à vivre que l’alliance, heureuse et féconde, de la recherche et de l’édition. Au point d’en mourir le 2 octobre 2017.

L’auteur a connu Jean-Yves Guiomar de 1973 à 2017, et travaillé dans sa mouvance intellectuelle pour Rigas et pour Guillaume Lejean.